
Faits Divers (French)
8 juillet 2009Elle se penche sur leurs visages, doucement, en silence. Elle ne pense à rien. Son souffle réchauffe un instant leurs joues dans cette chambre si froide. Sa main s'approche avec tendresse et remet tristement une mèche en place.
Ce geste de mère, elle n'y a plus droit, mais elle ne s'en rend même pas compte. Remettre les mèche en place de ses enfants fait partie de ces nombreuses choses que les femmes font sans plus y penser. C'est comme ramasser les chaussettes qui traînent, penser à laver leur peluche préférée ou refaire le noeud de leur écharpe.
Elle est partie en laissant ça derrière. Le poids du quotidien, ces chaînes devenues insupportable, suffocantes, qu'elle a fuit un jour. Un jour, partie avec son sac, son portable, son désespoir de vivre. Elle s'est dévêtue de son manteau d'amour, de mère, d'épouse, comme ça, sans explications. Sans regarder en arrière, ou du moins pas tout de suite, sachant que sa survie dépendait de ça, de regarder en avant, sans réfléchir, de suivre son instinct et de mettre un pied devant l'autre, de plus en plus vite, jusqu'à sortir de la rue, du quartier, de la ville, jusqu'au RER, puis la gare, jusqu'au train qui l'a emmenée à l'autre bout du monde, un monde sans le quotidien, sans la poussière, la vaisselle, les couche à changer, le mari toujours en retard, ses trois kilos en trop, la moustache élégamment taillé avec coquetterie, tous les matins après l'amour, après l'amour avec sa femme qu'il ne voit plus, sa femme qu'il aime comme au jour de leur épousailles, avec sa longue robe blanche et son teint illuminé, et aujourd'hui, deux enfants plus tard, il ne voit pas le changement en elle, il ne remarque pas les signes de l'âge, ou plutôt, s'il les remarque, ils ne le dérangent pas, car c'est avec elle qu'il a décidé de vieillir, de devenir plus flasque, plus essoufflé, plus dégarni, et il ne comprend pas, il ne comprend pas son insatisfaction, sa frustration, pourquoi serait-elle malheureuse alors que lui est comblé, que leurs enfants sont si beaux et en bonne santé, il n'y a rien à voir, rien à comprendre, pour lui, sa femme est parfaite et lisse, et du combat qu'elle a mené pendant trop d'année entre les murs de leur maison, une maison où il ne manque rien, il ne devinera jamais rien. De la raison de ses absences, des murs vides qui l'accueillent tous les soirs alors que ses enfants sont confiés "temporairement" à ses beaux-parents pour quelques heures.
C'est ingrat, de tout laisser tomber du jour au lendemain, de partir acheter le pain et de ne jamais revenir, le bruit de ses pas sur le pavé qui claquent en écho à son coeur affolé, à son souffle rapide et douloureux, elle ne comprend pas tout ce qui lui arrive mais elle le devine, elle le sait, comme les femmes savent toujours, d'un coup d'oeil, d'une intonation de voix, une hésitation infime et elles savent, et comment lui, cet homme aurait-il pu comprendre —ce sont toujours les même mots qui reviennent, comprendre, savoir, deviner, ce sont des mots qu'on ne prononce pas, qui n'existent que dans le silence, le non-dit, et l'on ne peut que se demander ce qu'il se serait passé si ce déni n'avait pas existé, si la parole les avait fait exploser avant qu'ils ne puissent naître, alors elle ne serait pas là, aujourd'hui, dans l'interdit de ce geste, penchée sur ses enfants qu'elle aime sauvagement, intensément, d'un amour pourtant insuffisant pour la sauver elle de l'orage qui a tout balayé, qui a tout ravagé dans sa vie, dans leur vie.
Elle est partie. Elle est revenue. Ce soir.
Et lorsqu'elle est prise en flagrant délit de présence, d'amour, en flagrant délit de retour, c'est alors que la colère prend le dessus, qu'il a ce geste malheureux et ineffaçable. La violence prend le pouvoir, sa douleur ressurgit d'un coup, d'un seul, et ça suffit. Le corps humain est si beau et si fragile, lui qui n'avait jamais eu le moindre geste violent, il n'a suffit que d'une poussée, si brève, si légère, pour la faire basculer contre ce coin de table. C'est ce qu'il dira aux forces de l'ordre.
Le sang jailli de sa tête et asperge le tapis du salon.
C'est à son tour de vouloir s'enfuir, tourner des talons, mais non, c'est impossible, ses pieds sont trop ancrés au sol, ou peut-être n'est-il pas assez intelligent. Alors il faut agir vite, vite, avant que les enfants ne se réveillent, avant qu'ils n'ouvrent les yeux et ne voient leur mère de retour, pauvre petit chiffon recroquevillé au milieu du salon, le visage invisible caché par ses cheveux fins, et ce sang trop vif, à l'odeur puissante et inévitable – il faudra aérer longtemps, une fois qu'il aura caché le corps, une fois qu'il aura vidé la pièce de ses témoins gênant. On disait autrefois que les objets sont muets, mais ils sont aujourd'hui les premiers accusateurs de nos actes, il suffit de si peu de chose, un bout de cil, une goutte de sang, une pellicule insidieuse tombée de nos cheveux, et l'on sait tout de nous. Notre marque de shampooing, de parfum, de cigarette, de crème hydratante.
Après, après ces instants de stupeur, il appellera lui-même la police.
Tu lis cet article avec ironie, il n'y a que dans les journaux que l'on trouve ce genre d'histoire invraisemblable. Dans un film, le public aurait rit et serait reparti incrédule.
Que l'article ne rassure pas quant au devenir des enfants, cela tu ne le remarques pas. Insouciante alors, ton rire avait résonné, bref, sonore, irréfléchi. En général la rubrique des faits divers te paraissait trop sordide, à lire seule, cela pouvait créer des cauchemars aux effets effrayants. Mais avec moi, dans le jardin au soleil, un thé sur la table, cela devenait amusant, irréel, impossible. Imaginer une seule seconde que des êtres parvenaient à un tel état de détresse, c'était drôle et incongru.
Involontairement cruel aussi.
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