Une porte, deux femmes. Une dehors, une dedans, et entre les deux une enfant. Elle est assise par terre, les cheveux dans les yeux, de ses doigts maladroits elle refait ses lacets. C'est un événement pour elle, à cinq ans elle est indépendante et se chausse et se déchausse à volonté. La femme de dehors attend en frissonnant. Elle appelle sa fille une ou deux fois, doucement, fermement. Elle est garée en double file devant le pavillon, elle aimerait libérer rapidement la rue, se retrouver dans la chaleur de son foyer avec sa fille sur ses genoux qui lui racontera son weekend. La femme de dedans s'impatiente. Elle a ses propres enfants, elle aimerait que cela aille plus vite. Que la fille de son mari libère les lieux après son weekend sur deux, qu'elle retrouve sa mère de l'autre côté de la porte entrouverte, une femme maigre qu'elle ne voit pas mais dont elle entend la voix douce, ce qui est déjà trop. La fille se dépêche, se bat avec ses lacets, rate recommence, sent les larmes qui vont bientôt monter jusqu'à ses yeux. Enfin son père arrive. Il s'agenouille calmement, refait ses lacets, monte la fermeture de son manteau. Il lui tend son sac, la serre longuement dans ses bras et la laisse aller. L'enfant se faufile de l'autre côté, rejoint sa mère, sans que la porte ne laisse les deux mondes s'entrapercevoir. Il faut que tout reste à sa place, en ordre. Elle monte dans la voiture de sa mère, ferme les yeux. Le moteur démarre, elles sont parties. La porte est claquée sèchement en attendant les 15 prochains jours.
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Marine est étendue sur le carrelage, la peau contre la fraicheur de la tommette rouge orangée. Les bras en croix, les jambes écartées. Elle a passé une main sous ses cheveux d'ébène qui flottent autour d'elle, des gouttes de sueur perlent sur sa peau sombre, glissent le long de son corps pour se perdre sur les carreaux. Il va falloir que Marine se lève, reprenne son balais et justifie le salaire que lui versent les propriétaires de cette maison. Mais il fait si chaud aujourd'hui… Marine reste encore un peu encore collée au sol, s'imaginant grain de poussière invisible.
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Elle a le permis mais c'est lui qui conduit. La voiture continue malgré sa volonté, elle est passagère privée de ses droits, subissant le défilement de paysages et de routes. Leur rue calme bordée de pavillons clonés aux haies de lauriers impeccablement taillées, les villes de banlieues entassées autour de la capitales, essoufflées de moyens, décorées de géraniums et de pensées roses fuchsia. S'ensuit l'autoroute sous un ciel gris dont le reflet s'accorde au bitume. Elle est assise, elle serre les dents. Derrière elle, ses enfants sont correctement harnachés, les yeux vissés sur leurs consoles de jeux, leurs esprits passifs et silencieux. A côté d'elle, il conduit. Son énervement n'a duré qu'un temps, le temps de la rébellion de sa femme, le ton est monté jusqu'à ce qu'elle plie, qu'elle cède. C'est quand même plus simple comme ça, quand elle se tait, baisse les yeux, lorsqu'elle lui épargne ses envies contraires. Il y a des choses qui se font et des choses qui ne se font pas, et de quoi aurait-il eu l'air, vraiment, en arrivant chez ses parents sans elle pour le traditionnel repas du dimanche. Sa femme est belle, avenante et douce, il aime l'avoir à son bras, il aime quand elle reste à sa place, légèrement en retrait, légèrement derrière lui. Il conduit avec assurance, sa voiture file. Tout est bien. A côté de lui, elle regarde par la fenêtre, le visage lisse, les lèvres closes. Elle regarde par la fenêtre, elle s'échappe dans un ailleurs où elle est libre et où elle ose ses avis et ses choix. Elle serre les poings, ses ongles plantés dans ses paumes, retenant ce hurlement silencieux qui résonne en elle depuis des années.
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Aurélie est debout depuis si longtemps qu'elle ne sait plus… elle ne sait plus rien. Elle vacille, s'allonge sur le canapé. La fatigue sans doute de cette année en plus, ou bien encore des verres enchaînés au fil de la journée. Elle a trinqué avec le concierge avant de partir, le cafetier, puis la standardiste en arrivant. Puis ses collègues de travail, son patron, sa secrétaire, sa rivale exubérante de ses 2 kilos de moins qu'elle, et l'autre là, en face, avec qui elle n'échange jamais que des incivilités. Il lui a amené de la Chartreuse : "allez la vieille, on va voir si ton estomac le supporte". Ensuite les copines en mode apéro, puis un dîner surprise chez son père et sa belle-doche. Elle est chez eux, encore, lorsqu'elle se relève soudainement du canapé duquel elle regarde le monde tourner, et tente d'attraper son téléphone. Toute la journée, de verre en bouteille en toast, un coin de sa tête tentait vainement de lui rappeler quelque chose, mais quoi, elle en savait pas et préférait lever une fois encore le coude ou réciter des vers… Quelques minutes plus tard, elle parvient à l'allumer et faire le numéro. "Allo chéri? tu ne m'attends plus au restaurant j'espère…"
Quatre extraits mis en ligne en février sur le convoi des glossolales… Bonne lecture!