
Lucille (Grandefousque)
22 septembre 2009Grandefousque, Chapitre 2. Première partie
Lucile entendait les chants. Depuis aussi loin qu'elle puisse se souvenir, elle avait été bercée par des voix qu'elle seule semblait percevoir. Elle rêvait souvent que sa mère lui parlait à travers la musique qui l'accompagnait en permanence, qu'elle n'était pas vraiment morte mais s'était transformée en notes légères qui veillaient sur elle. Parfois, c'est à peine si elle les entendait, elle devait tendre l'oreille si fort que son cou la lançait, et il lui semblait que la musique ne continuait qu'en elle. Lucile avait toujours su qu'elle était spéciale. Les quelques enfants qu'elle avait côtoyés ne semblaient pas avoir la même vie solitaire qu'elle. Ils avaient des amis, une grande famille, ils allaient à l'école et couraient à travers champs en riant à coeur joie. Ils ignoraient l'obscurité mystérieuse de la forêt, sa beauté envoutante lorsque des rayons perçaient à travers les branches, la surprise délicieuse qu'on éprouvait à découvrir une nouvelle clairière. La fillette qui vivait au coeur des arbres leur paraissait bien étrange, avec son regard vert si direct et ses long cheveux sombres. Elle était un peu trop grande, un peu trop mince…
Lucille aurait aimé avoir des amis qui puissent la comprendre, mais les jeunes villageois était trop différents d'elle. Toutefois, malgré sa solitude, elle était heureuse et n'aurait changé de vie pour rien au monde. Elle aimait parcourir la forêt à l'écoute de des bruits de la faune et du vent, sentir la mousse sous ses pieds, coller son oreille à terre et écouter les vibrations provoquées par les animaux. Elle était entourée de mille chuchotements rassurant, la nature lui prodiguait ses fruits et sa beauté merveilleuse. En réalité, Lucile ne se sentait jamais seule.
Elle sortait rarement de la forêt. Il suffisait qu'elle s'éloigne de quelques pas dans la plaine pour que le son s'éteigne. Sa poitrine se resserrait alors et elle ne parvenait plus à respirer. Elle ne parvenait pas à rester loin trop longtemps, il lui fallait tourner des talons, quitter Grandefousque et revenir. Sans les voix, sans la musique, tout lui paraissait gris et menaçant.
Alors que Mélanie Nuage prenait le sentier menant vers la forêt, Lucile était allongée sur le ventre au milieu de l'une de ses nombreuses pièces vides. N'ayant jamais vu d'autre manoir, il lui paraissait magnifique avec ses trois escaliers et ses nombreux étages, ses quelques fuites au toit et les grincements du vent passant sous les portes. A force d'abandon, des pans entiers de la demeure avaient pris une odeur particulière, mélange d'humidité de rouille et de poussière que Lucile flairait avec délectation : pour elle, c'était le parfum de la sécurité, c'était chez elle. La tête reposant sur ses mains, Lucile réfléchissait tout en observant une sauterelle hoqueter de-ci de-là sur le parquet.
Les chants hurlaient en elle. Ce n'étaient plus de discrètes notes agréable, mais une tempête de bruit qui lui donnait le vertige. Elle s'était réveillée avec une légère migraine et avait tardé à remarquer que la musique s'intensifiait à mesure que le ciel s'assombrissait. Elle avait beau secouer la tête, impossible de se débarrasser du bruit. Elle avait erré dans le manoir jusqu'à l'étourdissement, avant d'atterrir ici, dans cette pièce vide et inutile.
Son père aussi lui semblait étrangement agité. Hier déjà, lorsque l'inconnue avait frappé à leur porte, son visage s'était fermé. Il n'était pas sorti de la bibliothèque depuis. Lucile ne pouvait s'empêcher de penser que les événements étaient liés. La musique, l'inconnue, l'agitation de son père.
A part Mélanie Nuage, personne ne venait jamais leur rendre visite. Quoique la clairière abritant leur demeure soit plutôt grande, trouver le chemin menant au manoir n'était pas tâche facile. Aussi avait-elle été surprise d'entendre quelqu'un frapper lourdement à la porte principale. La nuit était tombée depuis longtemps et un orage tordait la cime des arbres avec violence. La pluie frappait la terre avec dureté, faisant gicler jusqu'aux cailloux, salissant les fleurs et les herbes odorantes, le tonnerre assourdissait jusqu'aux moindres pensées.
Curieuse, Lucile était sortie de son lit. Désorientée, ses pensées flottants toujours dans le royaume des rêves, elle sentait à peine ses pieds nus contre la pierre rapeuse des escaliers. Elle n'avait plus qu'une dizaine de marches à franchir lorsque Poulpiquet, le valet de son père, s'était précipité dans l'entrée. Essayant de comprendre, elle avait regardé le petit être au corps tordu se battre avec obstination contre la lourde porte en bois aux portants en fer forgé. Le manoir disposait de plusieurs entrées, mais Lucile n'avait jamais vu cette porte ouverte. Poulpiquet lui avait dit un jour que personne n'en avait franchi le seuil après sa mère.
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