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Retrouvailles

17 mai 2010

Ca va mieux après un verre de vin.

 

Tu es arrivé les mains tremblantes et l’oeil fatigué. Tant de temps sans nouvelles de toi, puis ces petits pas l’un vers l’autre. Un signe discret sur facebook, twitter, quelques commentaires suivis de tchat, puis ton appel téléphonique si triste de la semaine dernière. 

 

Dix-sept ans sans se voir, forcément nous avions changé. Dix-sept ans, parce que… 

 

Silence. Nous nous regardons avec un sourire dont nous parvenons presque à taire la tristesse d’aujourd’hui. Un sourire complice et franc, avec cependant quelques zones d’ombres et de regrets. 

 

Malgré les circonstances, cela fait du bien de te revoir.

 

Les bras posés sur la table, je garde mes mains croisées près de moi, je ne franchis pas la ligne invisible, celle qui partage cet espace en deux parties parfaitement égales. Je reste de mon côté, « sur mon territoire ». En face de moi, un thé fumant. Je n’ai pas soif mais je prends parfois la tasse dans mes mains pour me donner une contenance. En face de toi, un premier verre de vin que tu vides d’un trait. Tu soupires et là, enfin, tu décroises tes mains, tes épaules tombent et tu m’apparais moins nerveux, moins tendu. Je t’en verse un second auquel tu tardes à toucher. Tu y plonge tes yeux soucieux, tu passes machinalement ton doigt sur le bord du verre. A partir de ce soir, le chef de famille, c’est toi.

 

Je te regarde. Ton front est barré de rides, tes cheveux ont discrètement éclairci. Ton visage est moins fin, et sous tes yeux, des cernes se sont incrustés de façon indélébile là où auparavant il n’y avait qu’une insouciance frôlant l’arrogance.

 

Je vois encore en toi le voisin de palier avec qui je faisais la course dans les escaliers. Ta mère avait estimé que j’étais assez bien éduquée pour te fréquenter, et j’étais formellement invitée à goûter avec toi le mercredi après notre cours de solfège. Le matin, tu forçais tes doigts sur un piano tandis que j’écorchais mon violon. Nos écarts et fausses notes vibraient les uns vers les autres et nous nous amusions parfois à nous répondre. Nous nous étions retrouvés dans le même cours de solfège, ce qui avait bien arrangé nos mères. Pendant plusieurs années, la mienne nous a emmenés tandis que la tienne faisait le trajet inverse. L’entrée de l’immeuble en brique rouge bordant le périphérique avait un sol en carrelage à l’ancienne. Nous ne faisions pas attention aux dessins sur le sol, seule nous importait la ligne blanche à un mètre de l’escalier. Tout à coup, d’un même élan, nous nous lancions en avant. Nos jambes volaient de marche en marche, nos souliers frappant le bois ciré avec force et bruit. Nous nous accrochions à la rampe, aux barreaux, nous nous accrochions l’un à l’autre, le dernier tentant de freiner le premier, celui de devant essayant de repousser celui de derrière… D’en bas, ta mère haussait un tout petit peu la voix. 

 

– Les enfants, voyons…

 

Une fois arrivés au quatrième étage, et l’issue de notre course arbitrée – qui avait mis la mains avant le pied de qui, quel pan de manteau avait devancé celui de l’autre – nous l’attendions sagement, assis sur la marche du haut. 

 

Nos parents sont encore voisins. Par le hasard de la vie, par un hasard savamment calculé peut-être aussi, nous sommes parvenus à rendre visite chacun aux nôtres sans jamais nous croiser. Nous n’avons jamais demandé de nouvelles l’un de l’autre. Nous ne voulions pas savoir. Les jobs, les mariages, les enfants. Les trois ans passés aux Etats-Unis pour toi et au Japon pour moi. 

Pourtant, à chaque fois que j’y retourne, la porte de Champerret  me ramène à  notre enfance, Le Saint-Cyr me parle encore de toi, des heures que nous y avons passés, des rêves que nous y inventions comme des boutades à la vie. 

 

Nous avons grandi accroché l’un à l’autre jusqu’à nos 23 ans. 

 

Et là, quoi? Une dispute, un désaccord, un de ceux dont on ne se remet pas à cet âge quand on est orgueilleux et susceptible. Les deux âmes fières que nous étions sont parties chacune de leur côté sans se retourner. Nous avons laissé tomber un voile sur ce qui aurait pu être et avons construit nos vies dans une absence et un oubli forcé et mutuel. Je crois que nous avons quand même été heureux, finalement, l’un sans l’autre.

 

La semaine dernière, tu m’as appelée pour m’annoncer le décès de ton père. Dix-sept ans se sont envolés d’un coup. Ce soir, après les funérailles, nous nous retrouvons tous les deux seuls dans la cuisine de ma mère, tandis qu’à côté, chez la tienne, amis et voisins veillent sur elle et l’accompagnent encore un peu dans cette journée exténuante. 

 

Je soupire, je ferme les yeux. Moi aussi je suis fatiguée. Demain tu géreras la suite. Il y a un testament, un rendez-vous chez le notaire, des tensions naissantes à appaiser entre les tiens… Demain nos vies reprendrons, mais pour l’instant nous sommes ce soir, l’un en face de l’autre, avec des mots entre nous que nous n’avons jamais prononcés. Ils sont palpables, il suffirait d’un rien pour leur donner naissance et soulager les blessures que nous nous sommes infligés il y a trop longtemps. Tu te lèves lestement, tu sais encore où sont les verres, et tu me sers. 

 

– Ca ira mieux après un verre de vin.

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