
Jeanne
17 juin 2010Tu t’approches de moi à petits pas depuis la sortie du métro jusqu’au café « Les Ambassades« , ton chignon blanc impeccablement épinglé, chaque cheveux brillant à sa place avec une coquetterie sur le côté, une épingle ornée d’une discrète perle noire. Le dos légèrement courbé, le cou tendu en avant, les lunettes petites et ovales au bout de ton long nez. Tes yeux bleus si clairs et rieurs s’en échappent et regardent le monde à côté de tes verres.
Tu es ma Grand-Mère Jeanne.
Petit à petit, avec patience, tu franchis la distance et tu t’assieds avec élégance à notre table du mercredi, près de la fenêtre. Elle nous est réservée, elle nous attend et les fleurs y sont toujours fraichement coupées. Tu poses ton sac, enlèves tes gants, et fais un rapide tour de la salle avant de fixer le serveur d’un air faussement sévère. Ce dernier s’approche en souriant et t’offre une légère inclinaison du buste alors qu’il te salue. Notre rituel a ses habitudes, ou nos habitudes sont désormais devenues un rituel. La suite change d’une semaine à l’autre, le thé commandé, les potins échangés, nos commentaires amusés sur les passants qui alimentent à leur insu notre étude du monde parisien.
J’aime ces moments passés avec toi. Tu es si fine et fragile aujourd’hui, et pourtant une force défiant les âges émane de toi. Je lis sur ton visage tant d’histoires, tant de rires et de larmes, tant de choses vécues. Car tu as vécu, intensément et en bravant joyeusement les conventions et les us et coutumes. J’ai en moi une image de toi le visage renversé vers le ciel, tu portes ma mère dans tes bras, tu te tiens fermement ancrées pieds nus dans ton jardin et tu ries aux éclats. La photo s’est délavée avec le temps, mais on devine les couleurs vives et acidulées des années soixante. Tu portes une robe chasuble imprimées de losanges, tes cheveux ondulent autour de ton visage et tes yeux sont soulignés d’un trait épais et interminable.
J’aime cette photo de toi. Ma part schizophrène aurait aimé te connaître alors et oser moi aussi enlever mes chaussures et planter mes pieds dans l’herbe, sentir le sol, la terre autour de mes pieds. C’est quelque chose que tu fais encore, lorsque tu arrives quelque part. Quelque chose de sensuel, de vivant, de vital que de sentir la Terre vibrer sous ton corps. Tu enlèves tes chaussures et tes bas et tu t’imprègnes du lieu. C’est une condition pour toi de pouvoir vivre pieds nus, comme l’air qu’on respire ou l’eau qu’on boit. Etre quelque part sans communier avec le sol t’est impensable.Tu n’as ainsi tenu qu’une demi journée à Nice – le sable a brûlé la plante de tes pieds et tu as doucement refusé d’y rester plus longtemps. Comme toujours, Grand-Père Jacques t’a regardée, a souri. Vos lieux de vacances n’avaient pas d’importance, le tout pour lui était de les passer avec toi. C’est lui qui a pris cette photo de toi, comme tant d’autres affichées dans des cadres et des albums. Lorsqu’il partait en voyage, Grand-Père Jacques emportait avec lui un album entier de toi. A la fin, quelques pages étaient consacrées à ses enfants, puis aux enfants de ses enfants, mais l’essentiel est remplie de toi. Toi rayonnante dans une robe de cocktail, les cheveux dénoués en fin de soirée, les jambes reposant sur les accoudoirs d’un fauteuil, toi au réveil, les yeux encore perdus dans des rêves sereins. Toi heureuse, maman, fatiguée. Toi riant, au téléphone, toi en noir et blanc, en sépia et en couleur. Toi jeune, toi mûre, toi aujourd’hui.
Grand-Père Jacques t’aime. Il est fier de ton visage ridé par le temps, de ces chemins de vies comme il aime les appeler, les chemins d’une vie partagée. Il suit la trace de leurs sillons sur ton visage en un geste intime qu’on ne peut qu’envier de l’extérieur. Après tant de temps, vous avez encore votre complicité et vos charmantes attentions. Après tant d’années, vous continuez à vous confier l’un à l’autre vos « petits » secrets qui deviennent grand dans le regard de l’autre. C’est un trésor que l’on vous envie de loin, de vous être trouvé et surtout d’avoir su vous garder l’un l’autre.
– C’est du travail, me répètes-tu souvent. C’est un travail que nous avons fait volontier pour la majorité des jours, mais quelques-une des mes larmes les plus amères lui sont dues.
Aujourd’hui tu arrives avec des airs de grande instigatrice. Avec un regard digne et surtout satisfait, tu tires trois cartes postales noir et blanc de ton sac.
– C’est pour Jacques, dis-tu de ta voix grave.
Tu te tais, me lances un regard espiègle avant de reprendre.
– Il en a un un paquet dans une boîte à sucre en métal, qu’il cache depuis des années tout en sachant que je passe régulièrement le chiffon à poussière dessus. Je lui en rajoute une de temps en temps.
J’esquisse un sourire. Ces photos sont sages et me renvoient à une époque où même toi et lui n’étiez pas nés. Jacques et Jeanne, Jeanne et Jacques… Je te regarde siroter ton thé vert au jasmin, je savoure ton sourire espiègle alors que ton regard se perd au-delà de la rue, loin au dessus des toits parisiens jusqu’à l’appartement que vous partagez encore. Tu es à côté de moi mais une part de toi est restée là-bas. Vous êtes beaux, tous les deux.
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