Posts Tagged ‘tranche de vie’

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Attendre l’orage

3 septembre 2020

Par de-ça la fenêtre les bruits résonnent, au-delà du vent quasi inexistant, un crissement strident, des craquèlements secs et un bourdonnement sourd. La nature a soif.

Alanguie de chaleur, elle s’écrase sur des draps propres et se concentre à respirer. L’orage à venir pèse sur sa poitrine qui peine à se soulever. Elle vagabonde en pensée dans les couloirs lumineux de la maison, les yeux fermés, de pièces en pièces elle imagine cet espace étranger qui semble lui rendre avec indifférence le peu d’affection qu’elle lui porte. Tout est trop grand, trop rangé, trop blanc.

Un chien aboie, quelques voix dans le jardin. Elle reste immobile et s’entraîne à arrêter le temps, pour rêver, disparaître, pour refuser d’attendre. Elle s’aimerait plus forte, égoïste même, elle aspire à retrouver l’odeur du sel, si la mer était là, près d’elle, si elle avait osé s’évader, alors elle marcherait les pieds dans l’eau et les cheveux libérés.

Petit à petit monte une effervescence, la maisonnée s’agite, c’est sans doute l’heure du dîner. Il fait trop chaud, elle refuse de bouger. Bientôt tonneront les éclairs, la pluie s’abattra sur le sol sans merci, éclaboussant la terre, heurtant les tuiles et tambourinant les vitres. Au moins l’extérieur reflétera son âme, à tourner à en cogner les murs. Elle la regardera de son refuge en regrettant de ne pas être dehors, pieds nues sur l’herbe trempée et repue de joie. Elle regarde la vie sans franchir ses propres barrières, se disant que c’est trop tard. C’est tellement plus facile de rester invisible.

Un jour peut-être, respirer sera facile, vivre sera naturel, elle pourra se défaire des chaînes qu’elle a accepté qu’on lui impose. Elle se battra pour elle-même.

Inspire…

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Seule, elle touche le vent

26 mars 2020

Par la fenêtre, elle touche le vent. La rue vide résonne de silence, de lumière. Pieds et fesses sur son assise, les bras autour des genoux, la tête penchée vers le haut et reposant contre la vitre de sa fenêtre ouverte.

Il faut chercher en étirant les yeux, un coin de ciel bleu vers lequel se perdre.

Il est six heure du matin, le monde immobile dort encore. En bas les trottoirs abandonnés, les fenêtres des immeubles désespérément désertées. L’humanité terrée… Chaque bruit rassure et étonne, interroge et met en alerte. Seuls, les uns entassés sur les autres à une distance nécessaire des autres.

En opposition à son corps enfermé dans ses maigres mètres carrés, son esprit se libère et s’évade.

L’odeur de l’herbe juste coupée, sa fraicheur un peu piquante sous les pieds. Les reflets sur l’eau et les péniches du canal admirées lors des ballades dominicales. L’odeurs des gaufres sucrées disponibles au coin de la rue… les conversations simples et spontanées dans l’ascenseur. Il faut se souvenir, faire l’exercice mental d’une normalité temporairement oubliée.

Elle se raccroche au bleu au-dessus d’elle et inspire… tant que tu respires, que tes poumons se gonflent et s’enivrent, que tu ne tousses pas et que les migraines restent invisibles et les allergies au loin, tant que les symptômes s’effacent, goût, odorat, alors tout va bien, je vais bien, on va tous s’en sortir, mentalement je rembobine, la dernière poignée de porte touchée, les boutons dans l’ascenseur, les lavages de mains et les désinfections au gel hydromachin, ai-je salué mon voisin d’assez loin… il faut décompter ses malades dont les noms s’empilent et encombrent son téléphone, valider le nombre de jours entre nous, la période d’incubation c’est combien déjà, la maladie dans la solitude, ça se gère comment?

Sur les réseaux il y a ceux qui s’affolent, ceux dont les memes prennent tout l’espace et ceux qui ne répondent plus, dont on ne sait s’ils restent pudiquement dans l’ombre ou si leur voix plus jamais ne s’élèveront. Son téléphone reste son dernier lien social, il la relie au monde comme un cordon ombilical oscillant entre réconfort et névrose, rompant la nuit, épuisant le jour, il faudrait le poser peut-être, retrouver l’instant et oser accepter l’attente.

Il faut gérer ses placards, « rationaliser les ressources » pour « optimiser ses sorties ». Entre courses virtuelles ou IRL l’obsession est la même, le risque de contamination par la boite de lentille devient une menace omniprésente, le contact avec l’autre est passé de convivial à dangereux, je reste loin de toi, tu restes loin de moi, la distance de toi vers moi, de moi vers toi, le risque qu’on s’entre-contamine, ne me croise pas et ne me touche pas.

Elle s’imprègne de bleu, par la fenêtre elle touche le vent. Paisiblement, elle ferme les yeux, s’apaise et respire.

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Inspiration

22 février 2020

Elle oublie le temps, avant demain, restent la chaleur du cœur qui bat contre elle, les secondes immobiles, les draps froissés en enveloppements. Il garde son bras dans un creux ondulant, respire sa nuque dégagée.

Le présent est simple. De leur abandon elle puise ses forces.

Le soleil voyage derrière les arbres du jardin qui lancent leurs feuilles en marionnettes d’ombres sur le mur, face à la fenêtre.

Leur réveil est immobile, attentif. A lui, elle, aux signes de retour des enfants. Il la serre doucement, elle grave en elle cette plénitude, ils inspirent.

Il faut malgré tout se lever, se déplier en lente inspiration, retrouver la pesanteur du présent. Elle dompte ses lourdes boucles sombres, ses bras en ballerine gracieuse précise s’agitent alors qu’elle arpente silencieusement leur chambre à la recherche de ses vêtements. Il s’installe à la fenêtre et vagabonde.

Il prolonge l’instant, elle retarde le retour au quotidien.

Des rires s’élèvent dans leur vaste cage d’escalier, traverse de l’entrée au jardin, une course furieuse s’engage sur la pelouse : il fait si chaud, se joue la guerre de l’eau.

Un dernier regard, ses pupilles aimantées au siennes et il s’élance pour les rejoindre. Transformé en général, il ordonne la troupe de leurs enfants et voisins, les embuscades s’organisent, les alliances se forment, un calme trompeur s’installe.

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Thé en madeleine de Proust

4 mai 2015

ThéièreElle aime se fondre en contemplation à l’intérieur de sa théière. A force d’y oublier son Earl Grey, une patine ambrée s’y est déposée qu’aucun traitement au vinaigre ne saurait effacer, un doré de Rhum paille ou de Cognac, strié des rayures de la cuillère à thé et dont les irrégularités font penser à une carte au trésor, une carte de vie enfermée dans une théière en étain bosselé, héritage cadeau de mariage, à l’esthétique des années sixties, choisi au Printemps par une sorte de rébellion conservatrice et puisqu’il fallait dire oui au métal, à défaut de Cambronne elle a dit non aux modèles Sheffield. Elle était jeune. Elle avait le temps de lutter.

Les années épuisent ses propres paradoxes. Elle signe enfin un pacte de non agression envers elle-même, son pathos, ses névroses et ses ancêtres. Reproduisant absentément les gestes de ses aïeules, et après s’être tant cramponnée aux symboles — les siens et ceux des autres — elle choisi l’essentiel, laisse glisser ce qu’elle ne peut changer, se dépouille de ses contradictions et de ses angoisses. Elle lâche le spleen et largue les amarres pour voguer à la rencontre de ce qui est.

Chauffer l’eau, la théière, préparer les tasses et attendre. Verser, attendre encore. Fermer les yeux et humer le passé de l’enfance, le rappel rassurant de l’immuable, en quiétude de l’impuissance : lorsqu’on sait qu’on ne peut rien, qu’on accepte sa limite, alors les doutes disparaissent, alors l’adversité se soumet à vous.

Les marques cuivrées ne sortent de l’obscurité que lorsqu’elle s’y penche, qu’elle bascule vers la lumière et laisse la lumière inonder l’ombre. En ressortent ces dessins énigmatiques qui pourraient être des cicatrices, des histoires enfouies aussi belles que nostalgiques, encore parfois humides de larmes invisibles qu’elle refuse autant que les femmes avant elle de laisser couler. Ses racines plongent profondément dans les entrailles d’une terre compacte, d’une humanité sacrifiée « au service de » tout ce qui n’est pas elle. Elle a tracé une voie sur la carte, sans boussole, bousculée par des vents contraires, elle s’est arque-boutée à contre courant jusqu’à atteindre son île salvatrice.

Une part d’elle est un corps terrassé et l’autre est une enfant blonde sur une plage en méditerranée. Elle est ici et ailleurs, elle est tout.

Ξανθούλα χορός μεταξύ των κυμάτων

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Mute #JesuisCharlie

22 janvier 2015

je-suis-charlieEveryday’s routine, it goes on…

Time hasn’t stopped. Nothing’s changed and yet everything is different.

It’s the same winter cold hurting your hands and preventing the blood to flow, the same people tapping their feet in the bleak morning, waiting for the train to pull up, trying to wake up, trying to figure out reality from their dreams, the same clock telling you to get up, you sleep walk through the routine, you close your eyes under the water beating down your neck, your back, your face, you stand in front of your closet trying to figure out what to wear, cursing yourself for not planning ahead, yesterday you should have thought about tomorrow. You should have known. Someone should have known.

You’re not hungry. You never are before you leave but now your stomach hurts.

Nothing seems real anymore, everything hurts, even more than usual, if you wake up the numbness will stop and it can’t, how can you go on, how can you accept the routine, the minutes, the days, how can life go on… If you wake up you will start feeling and anger will rush in, with frustration and the deafening noise of things left unsaid.

Please tell me… how to look down in my child’s innocent eyes and explain.

Something happened.

You can’t wrap up your mind around it.

Somewhere in your head, there’s a young girl screaming that this isn’t right. If someone came into your home, if someone pushed the door and walked and spread terror, what then, how would you go on… You often get angry when your kids don’t lock the door, they feel so safe and confident, probably thanks to you, they are very curious and unafraid, you and your inner barriers admire that in them. Look, all these people dead Maman, look at those mad men, why Maman, can’t they take a joke? Poor them then. The adults are so intense and weird. It’s a pretty harsh way to disagree over a bad joke.

They bend their head solemnly; somehow they got it quicker than you.

This is what it feels like. This is what happened

Someone walked into your home and killed people you had never met, even though you knew all their names and faces, even thought you had read their work, laughed at some of their jokes and frowned over others. Some one walked over your soul and reminded you that nothing is forever, they showed you how hard it is to remain true to freedom, how much courage it takes to unabashly laugh in spite of or because of how absurd our world is.

You who won’t speak, you who knows so well how to love and embrace the present, today you can’t cry over what is nor over what will never be. You are mourning in silence, knowing things must change but not quite sure where to start.

They had so much joy and irony in them, still, they had so much to do, to draw, to speak of.

They have been robbed of a future and you feel like you have been robbed too, that something that wasn’t quite yours but that you felt you could claim as yours was ripped away.

Today’s routine is about whys an why nots, it’s about never knowing when you will be home, where exactly will people be so afraid that they will call in a bomb scare, the threat is unreal and only exists in themselves, to you everyone is a potential companion whether is be for 5 minutes or a lifetime, today is about trains going backwards and people trapped and scared, today is about walking endless hallways and finding a way home… and when you forget your phone, you are truly even more peacefully alone than usual.

Life will go on. People will heal, they will forget, blindness is so much more comfortable. There will only be a few, like you, waking up in the middle of the night to wonder and cry for the lost ones and the darkness in the ennemy’s souls, for, so you think, they must have endured hell on earth to hate so much that the only answer would be to walk into someone else’s home, cross the sacred threshold and shed blood. There is no redemption, there is no going back and you have no answer and so, in your own innocent loneliness, all you can do is walk the hallways in the cold and find your way home to hold your children.

And when you arrive, they will look at you and say:

– They are not lost, they are dicks.

And they will be right.

 

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Olivia Lagrande

30 janvier 2011

Vendredi, 17h00, tout est tranquille. Belou attend son père en coloriant une princesse, tu prépares un coulis de tomate basilic pour un dîner simple entre Olivia et toi. Tu remues doucement tes ingrédients qui fondent dans une casserole et l'odeur délicieuse monte lentement dans ton appartement. Olivia est debout derrière Belou et passe inlassablement une brosse dans ses longs cheveux. C'est un rituel entre les deux, les filles d'Olivia ont les cheveux au carré et ce geste lui manque. Quand à Belou, elle adore ça.

C'est la semaine sur deux de liberté d'Olivia. Dans trois jours, dimanche soir, elle récupèrera ses trois enfants et se transformera en mère modèle.

Lorsque tu as emménagé il y a six ans, Olivia Lagrande était une mère au foyer sage et effacée "qui n'osait pas". Elle rangeait méticuleusement ses cheveux flamboyants dans un chignon, s'habillait de terne et bougeait sans bruit, le dos un peu vouté et le sourire constamment au bord des larmes. Parfois, lorsqu'elle oubliait, son visage s'illuminait alors qu'elle laissait un rire de gorge s'envoler d'elle pour se déployer dans la pièce. Vous aviez chacune des tristesses qui vous ont réunies, et aujourd'hui Olivia est un pilier dans ta vie, une amie sur qui tu peux compter aveuglément.

Un jour, Olivia s'est vraiment réveillée. Apres tant d'années passées immobile sans oser songer à elle, elle s'est mise debout. Quand elle en parle, son résumé est succint.

– Je ne supportais plus le bruit du frottement de la serviette sur son corps à travers la porte de la salle de bain, son pas lourd sur le sol, ses raclements de gorge et ses notes d'hôtel et de blanchisserie qu'il n'avait pas la délicatesse de cacher. J'ai fais un régime express de 95kg. Voilà.

La réalité est plus dure. Marc, son "gros" n'a pas apprécié de revenir un jour d'un "weekend d'affaire" pour trouver une femme déterminée dans son salon, qui elle, avait passé deux jours à lui faire ses valises. Qui avait un nouveau look, ses cheveux roux dénoués sur un décolleté sexy, un nouveau job, et une garde robe financée par la carte professionnelle American Express de Marc.

Olivia avait atteint un point de non retour. Dans son exaspération, elle avait oublié de ménager Marc, et il le lui fit payer. Leur divorce traîna de longueurs en conflits, les enfants et comptes en banque au milieu. Elle sortit chaque facture, chaque relevé bancaire d'infidélité qu'elle avait collectionné du fond de ses poches. Il fit jouer son inactivité professionnelles, les vacances, les années de thérapies.

Après trois ans de guerre, leurs enfants mirent fin aux attaques et les forcèrent à s'entendre, chacun à leur manière, sans s'être concertés. Olivia et Marc se retrouvèrent face à leur plus jeune de huit ans, Amélie, régressant de cauchemars et phobies au pipi au lit. Antoine, ancien premier de classe, célébra sa sixième par des minifugues d'un jour et un échec scolaire fulgurant, et Alice, quatorze ans, se révéla être en dépression profonde, diagnostique révélé suite à un refermage de paume accidentellement répétitif sur un cutter.

En deux mois tout fut réglé. Le divorce, la garde alternée, la thérapie familiale et les modalités extrêmement respectueuses par lesquelles ils se forcèrent à communiquer.

Aujourd'hui une routine s'est installée. Pendant sept jours, Olivia est une louve qui arrive tard au bureau et part tôt, ou du moins pas trop tard. Elle veille sur les siens, fait réviser les devoirs, travailler le solfège. Elle cuisine "vrai" à tour de rôle avec chacun de ses enfants, limite l'accès TV et leur apprend à faire leur lit, jouer à la belote et repriser leurs chaussettes.

Les sept jours suivants, Olivia n'a pas de contraintes. Elle avale rapidement n'importe quoi quelque soit l'heure, enchaîne soirée et rendez-vous galants directement après ses horaires tardifs, et fait valser conventions et amants très désinvoltement.

Une part de toi pense qu'Olivia fait une sorte de crise de l'après-mariage, de l'après-prison. Ça et le fait qu'Alice ressemble plus à une jeune femme qu'à une enfant…

Tu n'as pas reparlé de l'étranger-Jacques avec Olivia. Tu as un peu peur d'apprendre qu'il fait partie de ses "réguliers", voire même de ses aventures d'un soir. Cela ne devrait pas être important, mais pourtant ça l'est. Tu touilles lentement ta sauces, tu toussottes et :

– Tu le connais depuis longtemps, Jacques?

La bouche d'Olivia se fend d'un grand sourire. Elle s'apprête à te répondre, lorsque tout à coup elle sursaute et lance sa brosse sur la table en poussant un petit cri de surprise mêlé d'horreur. Belou elle aussi sursaute. La brosse rebondit sur son dessin et une petit bête minuscule en sort, remontant lentement un cheveux blond de Belou.

– Ce n'est rien, c'est un poux, dit Olivia d'un ton qui se veut rassurant, j'ai ce qu'il faut en bas, je reviens.

Olivia tourne des talons et s'engouffre dehors de son pas décidé en laissant la porte ouverte.

Belou se lève. Elle est blanche comme un linge et se tient la tête à deux mains.

– J'ai des poux dans ma tête? demande-t-elle d'une voix paniquée.

Interloquée, tu es face à elle, une cuillère en bois à la main sur laquelle la sauce rouge dégouline jusqu'à ton tablier en toile de jute foncé. Devant ton silence, Belou part en courant, son hurlement la suivant à travers l'appartement. Elle fonce, grimpe l'escalier et s'enferme dans la salle de bain. 

"Clac". Le verrou est tourné. Olivia arrive alors à bout de souffle, brandissant triomphalement divers produits anti-poux. 

– Bah alors, elle est où Belou?

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Solitude

5 octobre 2010

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Tu restes devant ta fenêtre, les doigts croisés. Devant toi, la mer s’écrase impitoyable de bleu et de gris, l’écume s’élance contre les rudes rochers que le temps n’aura pas réussi à éroder.

 

Ta chambre est fonctionnelle. Tu ne demandes pas plus. Contrairement à tant de personnes, la couleur des murs ne t’influence pas et t’importe peu. 

 

Dehors, il fait froid. Un crachin gris et persistant tombe sur la terre depuis deux jours. Depuis deux jours, tu évites les sorties au maximum et tu restes avec toi-même. La solitude ne te fait par peur. Tu as bien un smartphone qui pourrait te permettre de garder le contact avec le monde extérieur, mais par choix, délibérément, tu le gardes éteint. Tout va bien, vraiment.

 

Est-ce l’âge, est-ce la thérapie qui fait enfin l’effet attendu? Tu te beignes de silence et d’absence. Ton silence ne sera jamais immaculé, ils sont si peu, ceux qui connaissent la nature des sifflets vrombissants qui vrillent tes tympans depuis tes 25 ans. Ceux pour qui le terme d’acouphène n’est pas une simple notion académique, ceux qui savent à quel point le plus profond de la nuit torture tes oreilles et ton sommeil, ceux qui comprennent ton besoin et ton intolérance au  bruit. A quel point certains bruits couvrent ta torture quotidienne, et quand justement ton supplice est exacerbée par les décibels. C’est un équilibre fragile, c’est un balancement précaire entre soulagement et souffrance.

 

Ici, tu es bien. 

 

Ici, on te laisse être. Parfois, tu te dis que cela pourrait être bien, de rencontrer quelqu’un. Quelqu’un qui comblerait ton existence muette, quelqu’un qui accepterait que son bavardage quotidien ne rencontre que des regards amoureux dénudés de mots. Quelqu’un qui n’attende pas de toi un déluge de parole et de sentiments. Une femme qui se contenterait de sa propre compagnie et qui se réjouirait des nuits sans solitude, dans la chaleur de ton corps et de tes mains caressantes. 

 

Ta femme était un peu comme cela. Elle t’aimait tel que tu étais, dans tes silences et ta différence, dans tes ardeurs masculines qui lui laissaient toutefois la liberté de choisir la couleur du papier peint. Ta femme n’est plus là, tu lui rends souvent visite dans le cimetière nouveau, tu lui apporte des fleurs et tu restes planté devant sa tombe, silencieux. Silencieux alors que ton âme lui envoie des billets enflammés et empreints de regrets. Silencieux parce que le chemin entre tes pensées et les mots que tes lèvres pourraient prononcer est trop difficile et inaccessible. 

 

Ici la tempête fait rage. Tu la regardes par la fenêtre, en sécurité. Tu entends à peine les hurlements du vents, le vacarme assourdissant de la nature qui rejoint l’orage tourbillonnant sous ton crâne. Le désordre du dehors rejoint tes fracas intérieurs, et finalement, malgré tout, tout est bien. 

 

Tu survivras.

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Irène

17 juillet 2010

Vous avez les pieds campés dans l’eau, les mains tendues à plat sur le sable mouillé. Vos yeux gris vigilants scrutent les rochers et les lignes parallèles de coquillages ramenés par la marée.

Nous nous croisons parfois dans une amicale compétition. Au fil des ans, nos mains ont cherchés les mêmes grains de café sur la plage. Cernées par les bigorneaux, couteaux, ongles ou encore coques et moules, nous recherchons l’invisible, un coquillage si petit et discret que nous revenons souvent bredouille. Consciente de leur rareté, nous ne prenons que les coquilles vides. En général, les promeneurs sélectionnent des espèces plus classiques et plus voyantes. Notre plage est connue pour la blancheur de certains spécimen qui font si jolis dans une assiette décorative, lors des pots de retours de vacances…

Nous sommes peu à rechercher ce coquillage, ou encore à savoir que, sur des kilomètres et des kilomètres de côte, il n’y a qu’ici qu’il se trouve. De ce fait, nous nous reconnaissons à notre posture particulière, solitaire et observatrice. Nous nous croisons, nous discutons quelques instants, puis nous repartons ausculter notre parcelle de sable, les pieds dans l’eau, le dos à la mer, aveugles et sourdes à l’agitation estivale qui nous entoure… Nous n’avons rien contre le beau temps, mais lorsqu’il fait gris, c’est mieux. C’est plus calme et le sable brûle moins les yeux. 

 

Je vous vois de loin. Vous êtes toujours habillée de noir, vos cheveux mi-long blonds platine s’échappant d’un bandeau et oscillant au grès du vent ramenant les vagues sur la plage. Votre fils a l’âge du mien, ils jouent dans les rochers tandis que nous nous courbons vers le sol. Au fil des rencontres, j’ai appris de vous ce que vous avez bien voulu me livrer. Vous me parlez de votre travail près de Rungis. Vous passez votre journée à planifier d’autres journées, celles de « vos hommes » sur la route. Ils sont une trentaine à dépendre de vous pour leurs itinéraires, leurs chargement aller et retour, leurs jours de repos. Lors des vacances, ils viennent vous voir penauds lorsque leurs datent ne correspondent pas à celles de leurs épouses. Vous écoutez, vous notez, vous trouvez une solution, en décalant « ci » et en s’arrangeant avec « là »… Vous êtes douce et menue, mais les nouveaux ne s’y trompent que peu de temps. En vous réside une force tranquille aussi rassurante qu’attirante, mais attention, pas question de vous manquer de respect… les rares qui s’y sont frottés ont été reçus, par vous puis par « vos hommes » ensuite. 

– Et quand ça ne suffit pas, le patron s’en mêle, et dehors!

Vous trouvez vos corps chauds ailleurs. Vos routiers, ce sont vos gosses, vos frères, pas de ça au boulot… Et il y en a eu, des corps chauds, au fils des ans où dormir seule vous était insupportable. Ensuite… la vie, le père de votre fils. Un corps stable jusqu’à ce qu’il ne le soit plus. 

– Il s’est tiré au moment où je voulais le mettre dehors, ça tombait plutôt bien. Il me prend mon loupiot un week-end sur deux et une partie des vacances.

Depuis, vous avez vidé votre lit. Hormis quelques visiteurs lorsque le petit n’est pas là, vous dormez seule, enroulée dans vos draps, et collée à un oreiller, parce qu’au fil du temps, vous avez oublié ce que c’était que de réchauffer votre lit toute seule. Mais finalement, cette solitude est plutôt bienvenue, vous vous concentrez sur votre petit homme. Vous venez fidèlement au camping à côté à Pâques et en juillet. C’est pratique pour venir sur cette plage. Vous avez peu de besoin… le petit y passe la journée à combattre les vagues et explorer les rochers, et vous, vous alternez entre votre quête de l’invisible coquillage et votre contemplation de l’eau mouvante et bruyante que vous aimez tant. Assise en haut d’un bloc de granit usé par les tempêtes, vous gardez un oeil sur votre enfant et un autre sur l’étendue bleue et immense, et tout est bien. 

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Jeanne

17 juin 2010

Tu t’approches de moi à petits pas depuis la sortie du métro jusqu’au café « Les Ambassades« , ton chignon blanc impeccablement épinglé, chaque cheveux brillant à sa place avec une coquetterie sur le côté, une épingle ornée d’une discrète perle noire. Le dos légèrement courbé, le cou tendu en avant, les lunettes petites et ovales au bout de ton long nez. Tes yeux bleus si clairs et rieurs s’en échappent et regardent le monde à côté de tes verres. 

 

Tu es ma Grand-Mère Jeanne.

 

Petit à petit, avec patience, tu franchis la distance et tu t’assieds avec élégance à notre table du mercredi, près de la fenêtre. Elle nous est réservée, elle nous attend et les fleurs y sont toujours fraichement coupées. Tu poses ton sac, enlèves tes gants, et fais un rapide tour de la salle avant de fixer le serveur d’un air faussement sévère. Ce dernier s’approche en souriant et t’offre une légère inclinaison du buste alors qu’il te salue. Notre rituel a ses habitudes, ou nos habitudes sont désormais devenues un rituel. La suite change d’une semaine à l’autre, le thé commandé, les potins échangés, nos commentaires amusés sur les passants qui alimentent à leur insu notre étude du monde parisien.

 

J’aime ces moments passés avec toi. Tu es si fine et fragile aujourd’hui, et pourtant une force défiant les âges émane de toi. Je lis sur ton visage tant d’histoires, tant de rires et de larmes, tant de choses vécues. Car tu as vécu, intensément et en bravant joyeusement les conventions et les us et coutumes. J’ai en moi une image de toi le visage renversé vers le ciel, tu portes ma mère dans tes bras, tu te tiens fermement ancrées pieds nus dans ton jardin et tu ries aux éclats. La photo s’est délavée avec le temps, mais on devine les couleurs vives et acidulées des années soixante. Tu portes une robe chasuble imprimées de losanges, tes cheveux ondulent autour de ton visage et tes yeux sont soulignés d’un trait épais et interminable.

 

J’aime cette photo de toi. Ma part schizophrène aurait aimé te connaître alors et oser moi aussi enlever mes chaussures et planter mes pieds dans l’herbe, sentir le sol, la terre autour de mes pieds. C’est quelque chose que tu fais encore, lorsque tu arrives quelque part. Quelque chose de sensuel, de vivant, de vital que de sentir la Terre vibrer sous ton corps. Tu enlèves tes chaussures et tes bas et tu t’imprègnes du lieu. C’est une condition pour toi de pouvoir vivre pieds nus, comme l’air qu’on respire ou l’eau qu’on boit. Etre quelque part sans communier avec le sol t’est impensable.Tu n’as ainsi tenu qu’une demi journée à Nice – le sable a brûlé la plante de tes pieds et tu as doucement refusé d’y rester plus longtemps.  Comme toujours, Grand-Père Jacques t’a regardée, a souri. Vos lieux de vacances n’avaient pas d’importance, le tout pour lui était de les passer avec toi. C’est lui qui a pris cette photo de toi, comme tant d’autres affichées dans des cadres et des albums. Lorsqu’il partait en voyage, Grand-Père Jacques emportait avec lui un album entier de toi. A la fin, quelques pages étaient consacrées à ses enfants, puis aux enfants de ses enfants, mais l’essentiel est remplie de toi. Toi rayonnante dans une robe de cocktail, les cheveux dénoués en fin de soirée, les jambes reposant sur les accoudoirs d’un fauteuil, toi au réveil, les yeux encore perdus dans des rêves sereins. Toi heureuse, maman, fatiguée. Toi riant, au téléphone, toi en noir et blanc, en sépia et en couleur. Toi jeune, toi mûre, toi aujourd’hui. 

 

Grand-Père Jacques t’aime. Il est fier de ton visage ridé par le temps, de ces chemins de vies comme il aime les appeler, les chemins d’une vie partagée. Il suit la trace de leurs sillons sur ton visage en un geste intime qu’on ne peut qu’envier de l’extérieur. Après tant de temps, vous avez encore votre complicité et vos charmantes attentions. Après tant d’années, vous continuez à vous confier l’un à l’autre vos « petits » secrets qui deviennent grand dans le regard de l’autre. C’est un trésor que l’on vous envie de loin, de vous  être trouvé et surtout d’avoir su vous garder l’un l’autre.

 

– C’est du travail, me répètes-tu souvent. C’est un travail que nous avons fait volontier pour la majorité des jours, mais quelques-une des mes larmes les plus amères lui sont dues. 

 

Aujourd’hui tu arrives avec des airs de grande instigatrice. Avec un regard digne et surtout satisfait, tu tires trois cartes postales noir et blanc de ton sac.

 

– C’est pour Jacques, dis-tu de ta voix grave. 

 

Tu te tais, me lances un regard espiègle avant de reprendre.

 

– Il en a un un paquet dans une boîte à sucre en métal, qu’il cache depuis des années tout en sachant que je passe régulièrement le chiffon à poussière dessus. Je lui en rajoute une de temps en temps. 

 

J’esquisse un sourire. Ces photos sont sages et me renvoient à une époque où même toi et lui n’étiez pas nés. Jacques et Jeanne, Jeanne et Jacques… Je te regarde siroter ton thé vert au jasmin, je savoure ton sourire espiègle alors que ton regard se perd au-delà de la rue, loin au dessus des toits parisiens jusqu’à l’appartement que vous partagez encore. Tu es à côté de moi mais une part de toi est restée là-bas. Vous êtes beaux, tous les deux.