C’est un soir parmi d’autres.
Dans la routine des jours, elle a oublié.
Dans l’absence. L’inexistence d’une présence.
Assise, les mains à plat sur la table cirée en bois sombre. La nuit percée par la lampe au-dessus d’elle qui ne suffit pas à éclairer toute la pièce.
Elle respire.
Les yeux fermés, tendue vers le vide, un sourire.
Entre l’avenir et elle, un ravin. Elle s’est posée à la limite, regardant de l’autre côté, sans savoir encore quand exactement ni comment elle atteindra l’autre bord.
En face, un champ de fleurs possibles, la mer chargée de vents, une fenêtre ouverte sur un jardin en friche, des vêtements épars sur le sol, les rires des enfants portés par la brise, du linge sur un fil derrière la maison, l’odeur du romarin se dégageant du four ronronnant à l’aube de repas animés.
Elle inspire, bloque, expire en ouvrant les yeux sur la solitude de sa cuisine.
Le silence l’accompagne en sortie de rêverie.
Il fait un peu froid, dans cette nuit à l’ombre compromise par la lune pleine surplombant quelques nuages qui n’oseraient la cacher. Dehors, rien ne bouge. L’immobilité des choses n’est troublée que par quelques résonnances, une voiture en retard, un grincement de porte, quelques chats entrechoquant des poubelles.
La solitude est une présence familière et, singulièrement, elle ne se sent jamais seule. Une âme bat, non loin d’ici et pourtant en arrachement de distance. Un cœur, une âme, un regard.
Des cœurs, des âmes, des regards.
Sa vie est pleine.
Ils sont là.
Elle ne sait pourquoi. D’autres âmes se sont attachées à elle. Des amitiés inattendues, des partages en dons désintéressés, des lumières qui se trouvent et se renforcent. Elle se sent humble et bénie, malgré sa laïcité elle ne trouve pas d’autre terme, elle sent une force bienveillante veillant sur elle, elle pense à toutes les femmes dont elle descend et les imagine unies et bienveillantes, penchée sur la terre et veillant sur les leurs. Elle envisage la vie au féminin malgré toutes les indignités dont ses sœurs saignent et meurent.
Le temps passe. La table est encore là, la cuisine autour d’elle survivant à la lumière vacillante, puis au-delà un couloir donnant sur un salon, une entrée, deux chambres et un bureau et une salle de bain, enfin. Son appartement est en enfilade, en élongation étroite et alambiquée et pourtant, elle l’aime.
Elle pourrait rester longtemps, ainsi, immobile et voyageant de par ses songes, bravant la fatigue et les réalités à venir. Aujourd’hui est une bulle de savon, aujourd’hui, on peut encore éviter de penser à hier et reporter le réveil des choses à demain.
Les choses à venir ne s’effacent pas, elles attendent patiemment, il est dans l’ordre établi qu’elles existent un jour et elles le savent et plutôt que de caracoler, elles trouvent leur portion d’ombre constante jusqu’à ce que la lumière soit.
Les mains, à plat sur le bois de la table, les pieds au bords de l’abime, le cœur en résonnance d’un univers ressentis et non appréhendé, elle n’est armée que de sa lumière, de sa certitude de l’à venir, des joies et des larmes souhaitées et attendues…
Jeune, elle s’était dit jamais moi, jamais ces cernes, ces compromis, jamais cette tristesse voilant la joie du jour, elle s’était jurée d’être aveugle plutôt que de pleurer. Aujourd’hui, elle sait, que les larmes peuvent jaillir du bonheur indicible de l’invisible silence d’une lumière si douce et intense, d’une certitude si entière et indiscutable, d’une ancre lancée dans un port permettant de se poser, une heure, un jour, une éternité, c’est à elle de voir.
Aujourd’hui, elle sait.
Il n’est jamais trop tard. Tant qu’un cœur bat. Tout est possible.