
Escapade fraternelle
3 mai 2011Tu savais en roulant le plus loin possible de la table que tu avais encore perdu. Qu'une bataille t'attendait dans la guerre sans fin qui t'oppose aux tiens et qu'une fois de plus ta voix se perdrait dans le brouhaha de thérapies non entamées, de frustrations de l'enfance enfouies maladroitement si profondément qu'elles n'ont de choix que de rugir vers la surface, sans égard pour autrui. Il ne s'agit jamais de raison mais de passions déguisées, les participants ont beau s'attifer et se farder, la grande pièce lambrissée aux odeurs de cire dans laquelle vous vous réunissez ressemble plus à une cours de récréation qu'à une salle de syndic.
Toi tu essaies de rester tranquille sur ta chaise roulante. Tu sais que, de part ton état, une place particulière t'est accordée, qu'on t'aménagera un passage, qu'on se précipitera avec bruit et qu'on fera grand cas de ton confort. Toi, tu aimerais bien arriver discrètement, de façon inaudible, tu aimerais qu'éventuellement on t'apporte un verre d'eau parce que tu en auras émis le souhait et non parce qu'une de tes tantes se sentira mieux et utile d'avoir estimé qu'il t'en fallait un. Et aussi parce qu'une fois qu'elle se sera levée avec un dévouement ostentatoire, fait le tour de la tablée une première fois puis une seconde pour t'apporter ton verre, ton statut d'invalide sera une nouvelle fois entériné et que des décisions seront prises en dépit du bon sens contre lesquelles tu ne pourras lutter. Parce que tu es le fils aîné de leur frère aîné et que tu leur rappelles sa disparition. La ressemblance physique, la chaise, l'accident de voiture.
Ce conseil de famille est ton fardeau. Cet immeuble en indivision est ton calvaire. Six frères et soeurs et cinq étages, c'est foutu d'avance… Tu viens faire ton devoir, tu viens représenter ta famille, souvent soutenu par ta mère et tes frères d'ailleurs, mais tu sais que ta présence est un symbole qui se doit d'être muet et quasi invisible.
Tu les vois prendre des décisions en dépit du bon sens sans écouter tes conseils, sans prendre en considération tes années de droit du patrimoine et ton expérience réussie de trois ans dans un cabinet.
Aujourd'hui, tu jettes l'éponge, tu n'essaye même pas d'écouter. La réunion peine à commencer, ton esprit s'envole ailleurs, sous un saule au bord de l'eau.
"Il faudrait tout faire sauter", murmure ton plus jeune frère d'un ton ironique. Il s'est faufilé à côté de toi et te lance un regard en coin. Il a les yeux noir de votre mère et des cheveux fin soigneusement décoiffés. "On se casse?" te propose-t-il "maman a un pouvoir, elle se débrouillera". Tu étouffes un rire et tu hoches la tête. Il glisse à terre et te pousse très doucement en restant accroupi – activer ton fauteuil électrique dévoilerait immédiatement votre escapade. Personne ne prête attention à ta tête derrière eux qui glisse vers la sortie. Une fois dehors, ton frère court comme un évadé de prison et tu fermes les yeux pour mieux ressentir le vent du soir sur ton visage. Vous atterrissez autour d'une bière, un peu comme deux gamins séchant l'école. "A la tienne frangin".
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