Chapitre 7.
Ta mère est venue te voir. Après l’enterrement, elle s’est organisée, a pris ses dispositions. Elle avait bien vu, ta mère, que tu avait besoin d’elle.
Elle a quitté son village et prit le train, une petite valise carrée à la main. Le corps frêle et digne. Tes deux premiers enfants étaient nés dans le pays, elle n’avait eut que quelques rues à traverser, quelques chemins à prendre entre sa ferme et ta maison de ville.
Cette fois-ci tu étais plus loin. Elle a quitté le cimetière et porté sa peine jusqu’à la gare, la serrant contre elle, assise sur sa banquette entourée d’étrangers, la gardant en elle dans les rues sales et urbaines, jusqu’à ton immeuble. Jusqu’à l’ascenseur qu’elle a refusé de prendre, montant les marches une à une, se pressant avec lenteur. Jusqu’à ton appartement vide – les enfants étaient à l’école – jusqu’à toi, pauvre petite chose recroquevillée sur un canapé près de la fenêtre. Les yeux ailleurs, dehors, ne cherchant rien, n’attendant rien. Elle a posé sa valise et s’est approchée de toi, prenant tes mains, ton visage, te serrant contre elle fièrement, sauvagement, sa fille, sa chair et son sang, t’enveloppant dans son odeur, dans le parfum de ton enfance. Et là, réfugiée dans sa chaleur, dans son amour inconditionnel, tu as pu te laisser aller et pleurer, tu as pu laisser rugir le cris de détresse que tu retenais en toi.
Elle est restée près de toi, ombre silencieuse et droite, elle s’est affairée sans se plaindre à faire tourner ta maison. A recevoir les proches chez toi les semaines suivant l’enterrement, à s’occuper des enfants, veillant à ce qu’ils aient des vêtement propres et un repas chaud en rentrant de l’école. Elle t’a laissé pleurer à ta façon sans te juger, sans rien exiger de toi. Comme une louve protège son clan, elle a veillé sur vous tant qu’elle a pu, jusqu’à ce que son absence là-bas au village devienne trop gênante.
Vos pièces se sont imbibées de ses odeurs de cuisine, le cellier bien rempli et vos papilles inondées du plaisir de ses plats simples et goûteux. Certains mots ne franchiront jamais ses lèvres, son âme pudique ne saurait nommer les émotions qui la transpercent, mais ta mère cuisine. Elle communique son amour, ses inquiétudes, ses joies et ses peines à travers ses recettes. Ses petits-enfants sont contraints à la soupe du soir qu’ils attaquent avec joie, à leur plus grande surprise. Ta mère est là, ménagère discrète et efficace, et les fumets de ses potées et confitures veillent sur vous. Elle t’a transmis son instinct nourricier et tu te prends aujourd’hui à répéter certains de ses ges
tes, un tour de main particulier, un ingrédient original. Et parfois, en humant une conserve de fruits nouvellement ouverte, ces moments reviennent avec force te couper le souffle, juste une seconde, le temps d’une odeur, d’un souvenir. Un parfum peut porter en lui toute une époque de notre vie, il suffit de quelques particules pour retourner des années en arrière. Tu goûtes aux fruits d’un doigt distrait en repensant à ta mère, à ton deuil, le visage habité d’un sourire doux-amer, avant de continuer ta recette.
Ta mère a fait ce qu’elle a pu, ensuite elle est rentrée chez elle avec sa petite valise carrée un peu abîmée par les ans. Un bagage noir sans prétention, sans serrure, quand elle a quitté sa maison pour épouser ton père toutes ses affaires tenaient dedans. Elle avait ça et son trousseau blanc brodé à la main.
De repartir, de te laisser, d’être ta mère. Ta mère sait tout. Elle sait que les femmes sont jugées coupables dès la naissance, que la société ne leur pardonnera rien. Elle ne l’a jamais dit mais elle a imprimé ce fait en elle, toutes les mères sont coupables et c’est injuste. Elle pourrait te dire que nos mères ont fait couler en nous des larmes de sang, qu’elle les regarde en arrière et voit des oiseaux pris dans leurs cage, les ailes meurtries à force de se débattre.
Elle pense à ma mère, un animal vaincu et révolté dont l’âme savait encore pleurer, dont les yeux perdaient parfois de leur dureté pour redevenir ceux d’une jeune fille dont la porte est encore ouverte sur la lumière. Elle se souvient d’une femme qui a combattu sa vie entière contre la culpabilité qu’on infligeait à ses sœurs et elle. Elle n’a pu vaincre qu’une fois son pouvoir géniteur disparu, qu’une fois qu’elle était devenue ancêtre, qu’une fois que le cancer était installé et là enfin un sourire s’est dessiné sur son visage, le figeant dans la mort.
Oui, elle sait tout cela, elle te regarde et voit sa culpabilité de mère s’inscrire sur tes traits. Elle aurait aimé qu’ils soient réduits au silence, ces maudits thérapeutes avec leurs incessantes rengaines sur Freud et son blâme permanent de la maternité, pour qui tout est la faute de nos mères, ou plutôt de la mère de nos mères et de toutes celles avant elles, qui ont enfermé leur cœur palpitant dans la pierre froide et dure, qui ont enterré leurs sentiments endeuillés de leurs espoirs, empreints d’amertume, elles ont déposé leur propre être aux pieds de la sacro-sainte tradition, des usages du monde et de la respectabilité.
Les hommes disent que les mères forgent les suivantes en un collier de perles brisées qui se ressemblent toutes avec le temps, mais ce sont avant tout des femmes, qui se laissent envahir par leur mère et celle de leur mari, par leur compagnon, leurs enfants et la culpabilité incontournable qu’on leur lance en permanence au visage.
Ta mère est un roc. Elle s’est regardée en face et s’est jugée non coupable, elle a absout ses sœurs de son propre chef. Cette femme simple dans sa chaumière, dans la poussière de la campagne, est plus en paix que nous et nos diplômes.
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Chapitre 8.
Ton père lui est resté au village. Ce fermier silencieux dont la vie est liée à la terre t’a envoyé sa femme. Comme elle il n’est pas enclin à dévoiler ses sentiments,