Allez hue, tagada, tagada tsoin tsoin!
Tu arpentes les couloirs de ton royaume sur ton manche à balais orné d’une tête de cheval en tissu façonnée par ta mère. Ta main gauche, fermement agrippée à ta monture, porte fièrement la chevalière made-in-capsule-de-Kro que Tante Maé a fabriqué devant tes yeux émerveillés, tandis que ta main droite prétend avec conviction que le club de golf d’oncle Georges est l’épée cousine germaine d’Excalibur.
Les vacances d’été ont commencées il y a un jour, fort longtemps, tu ne sais plus, et elles finiront aussi un autre jour, plus tard, tu ignores quand. A ton âge, le défilement des jours n’a pas d’importance, bientôt tu seras en CP et tu apprendras à lire tout seul, tu n’auras plus à supplier ta soeur Amandine pour qu’elle te lise les aventures des chevaliers, de Messire Guillaume, des pirates.
Aujourd’hui, hier, demain, tu chevauches ton balais dans les labyrinthes sombres de la demeure de tes parents. Tu ne vois pas les coins du papier peint défraîchis qui se décollent, les tâches d’humidité sur les moquettes. La poussière ambiante fait partie du quotidien, elle est partout, sur les meubles, les vitres, les tapisseries, tout comme les mouches mortes qui se sont perdues dans des pièces inutilisées et qui jonchent le sol. Tu joues à côté en les déplaçant du pieds avec précaution, et tu traces des dessins sur les commodes et les balustrades. Cette baraque immense et quasi abandonnée est ton terrain de jeu. Neuve, propre, astiquée, elle tuerait immédiatement toute possibilité de rêve et d’évasion (plus tard, adulte, tu développeras une allergie aux acariens et tu repenseras à cette époque avec une nostalgie ironique…)
Dehors il y a du soleil, des arbres, deux étangs (Tante Maé a failli se noyer dans l’un d’entre eux) et une balançoire, une planche de bois percée de deux trous et retenu à une branche noueuse par d’antiques chaînes qui en font le tour plusieurs fois avec des noeuds aussi lourds que compliqués. Cette balançoire improbable est le fruit du labeur d’un intellectuel, ton père, qui n’a pas le moindre sens pratique mais qui a tenu à t’offrir ce plaisir, les sensations de légèreté et d’envol que procure une balançoire. Alors il a fait comme il a pu, maladroitement mais sûrement.
Tu ne le sais pas, mais c’est ton dernier été ici. Ici où l’espace est à tes yeux infini, où tu connais chaque pierre, chaque tronc, chaque lézard que tu traques les après-midi de forte chaleur, alors qu’ils s’aventurent le long des murs.
Ta soeur, elle, en est consciente. L’année prochaine, elle ira en 6ème et elle sait qu’elle échappera au Collège de la ville à 20km d’ici. Le soir, alors que tu dors entouré d’aventuriers, de dragons et de mondes imaginaires colorés et festoyants, elle se tourne dans son lit à la recherche d’une issue au bruit qui lui monte du dessous. Des bruits qui au fil des mois se sont fait plus tendus alors que les factures s’alourdissaient, que les fissures du toit s’agrandissaient. Il fallait plus de bassines dans le grenier et moins de pièces à chauffer. Elle a vu les cernes de sa mère se creuser et les pas de son père ralentir.
Elle qui va à l’école du village, comme toi, elle sait qu’elle a beau habiter un château, elle porte les vêtements de seconde mains achetés à ses camarades de classes lors de la bourse aux vêtements annuelle. Ce foyer coûte trop cher pour la bourse de vos parents.
Amandine ne sait pas exactement ce qu’il se passe le soir, en bas, dans la salle à manger. Un pièce immense et sombre sous ses trois mètres cinquante de plafond et ses fenêtres impossibles à nettoyer tant elles montent haut. Il n’y fait jamais clair, les petites lampes ne suffisent pas à l’éclairer. Elle écoute malgré elle les mots, les sons sans l’image. Elle entend sans voir les larmes ou les sourires. De « comment allons-nous faire » à « je ne vendrais pas », suivi des mots effrayants comme « séparation », « divorce », puis « réconciliation » et « vente ». Oncle Georges commentera qu’entre l’ISF est les frais de notaires c’est l’Etat qui aura gagné à la loterie. Amandine ne comprend pas oncle Georges, mais pour elle, vivre ailleurs qu’ici, c’est gagner.
Amandine a hâte de quitter cet endroit biscornu, impratique et inadapté. Elle n’a pas, comme toi, le filtre du merveilleux, elle voit chaque grain de poussière, chaque marche branlante. Elle rêve d’un quotidien identique à celui de ses camarades de classes, d’une petite chambre ordinaire sans courants d’air, souries ni araignées. Elle sait que ce qui sera pour toi autant un arrachement qu’un parachutage violent dans la réalité sera, pour elle, un changement salutaire et bienvenu.